Sabine Sicaud

« Une œuvre unique », par Henri CLOUARD
in Journal des Beaux-Arts, Bruxelles, 27 mars 1959

 

          On peut encore être bouleversé par un livre de vers. Je viens de l’être. Je voudrais que nos lecteurs le soient, mais il faudra qu’ils lisent le livre, puissé-je leur en donner l’envie ! Ils devinent qu’il s’agit d’une poésie du cœur. Nous avons déjà la semaine dernière, grâce à la Belgique, fait une cure énergique contre la cérébralité plus ou moins métaphysique. Cette fois, que sera-ce ? Plongerons-nous dans une limpidité édénique ? dans l’être total ? dans le fleuve des Enfers ?

 

          Dans l’humain le plus simple et le plus profond. Dans le bonheur et le désespoir. Au cœur de la vie et dans le néant.

 

          Et d’abord dans « La Solitude », qui est le nom d’une propriété, d’un petit domaine. Solitude, cela veut dire état de ce qui est seul, pour vous ? Il y a eu une petite fille pour qui cela voulait dire : vert, vert dru, vert platane, vert calycanthe, vert tilleul, silence vert… Un château ? Non, une gentilhommière, une vieille demeure vers laquelle convergent des feuillages en nefs de cathédrale, un ermitage vert qui sent les bois, enfin « un cher îlot dans l’univers ».

 

          On pense aux Charmettes, à Milly, à Nohant, au Cayla, alors que nous sommes aux portes de Villeneuve-sur-Lot. Et la reine de cette féerie verte a été une jeune enfant. Elle en savait tous les secrets, elle y guettait « le premier camélia rouge », elle y suivait la dernière feuille du platane. Dans la maison, elle aimait le rose Louis XVI, les tableaux, les livres, une très riche bibliothèque. Elle s’appelait Sabine Sicaud.

 

          Voilà trente ans déjà que Sabine Sicaud n’est plus. Mais le petit recueil préfacé par Anna de Noailles est devenu introuvable. C’est pourquoi François Millepierres publie enfin les Poèmes complets de Sabine Sicaud, avec un grand nombre d’inédits qui sont justement les morceaux les plus frappants (1).

 

          Ses impressions du domaine, la fillette les mettait en vers dès sa treizième année. Ce ne fut pas une Minou Drouet, on ne lui faisait pas faire des trouvailles de mots, elle trouvait tout naturellement des choses délicieuses à dire. Son imagination nourrissait les vers d’un tel suc qu’ils développaient son imagination. Celle-ci s’échappait, chevauchait le panache de fumée déployé par le train peu lointain, courait le monde. Cartes, estampes, livres l’y aidaient. Elle allait sur les chemins. Chemins de Russie, chemins de l’Ouest, chemins de liberté que l’on suppose tels et qui mentent sans doute, disait-elle. La liberté, elle savait qu’il faut l’apporter avec soi. « Ô liberté plus chère qu’une sœur »,

C’est en moi que tu vis, sereine et sédentaire
Pendant que les chemins font le tour de la terre.

 

          En pensée, elle le faisait avec eux. Chemins du Nord, à la recherche de Selma Lagerlof, chemins du Sud, Croix du Sud, et Florence et Rome et la vieille Angleterre, et toujours des jardins et des parcs. Elle faisait ainsi connaissance de toute une humanité. Que d’êtres à aimer ! Un seul cœur ? Impossible, « si c’est par lui qu’on souffre et que l’on est heureux ». On dit tantôt : cœur torturé, coeur en lambeaux. Et tantôt on parle d’un cœur si grand

Qu’il n’y a plus de place
Pour rien d’autre que lui dans notre corps humain.
Impossible ! Il me faut plusieurs cœurs…

Sans quoi on n’a jamais un cœur neuf « sans bagage à porter de vie en vie ».

 

          Sabine n’ignorait rien des ornières, des ronces, des tas de boue, elle avait été touchée de mélancolie, ne fût-ce qu’à rêver à des chemins tout proches, ces « chemins Crève-Cœur… », ces « chemins des chevaux », des « hauts-plateaux » ou « des chansons », sur lesquels elle était passée avec sa mère. Passera-t-on encore ? Si l’on est passée seule, on s’est fait des amis : le vieux chêne, le gros ormeau, les genévriers et l’enfant de treize ans avait l’âme déjà si savante qu’Autrui, même sous forme végétale, ne lui cachait plus ce qu’il est : un adieu en puissance. « - Laisse-moi, je suis le cèdre », répondait-elle à sa mère qui lui parlait en passant. Avec le cèdre, un instant, une minute, avant que chacun rentrât dans son orbite.

 

          Elle avait même eu tout enfant une furtive vision de l’horreur. C’était dans la vallée du Gavaudun, aux environs de Villeneuve, en visitant la grotte des Lépreux.

Grotte des Lépreux, seuil maudit !

 

          Tout autour gorge fraîche, rivière herbeuse, paix du soir… Mais soudain deux rochers barrent le ciel, nus, écorchés, et ouvrent leurs bouches noires. Où étaient-ils, les « parias vêtus de rouge » ?

Il faudrait qu’on ne m’ait pas dit
Quel frisson traversait jadis
Ce décor de feuilles heureuses…

 

          Peu à peu l’âme grave achevait de conquérir son poids. Du temps des Lépreux au temps présent, le malheur avait fait son chemin et se mêlait à tout. Pressentait-elle qu’elle devait le rencontrer ? Quoi qu’il en soit, elle arrivait aux sentiments pensés, c’est-à-dire à la poésie véritable. Ayant suivi le « chemin des veuves », pensant à elles, vieilles et jeunes, elle poussait ce soupir :

Qui peut dire de quel moment
On est veuf pour l’éternité ?

 

     Après tant de chemins, voici le « chemin de l’amour ». Quel amour ? Sabine a quatorze ans. L’amour qu’elle lit dans les livres, l’amour qui est dans l’air, celui qu’elle éprouve pour toutes choses, celui qu’elle espère ? Il lui manquait. Et puis nous l’entendons prétendre qu’elle l’a à ses côtés. Elle voit son visage, ses yeux, qui ont « la clarté patiente des étoiles ». Comme c’est mystérieux, ce sentiment chez Sabine, et qu’il est fort ! « Amour, mon cher amour.

Je ne crains rien si tu m’as reconnue…
Quand t’avais-je perdu ? Dans quelle vie ?
Et qu’oserait le ciel contre nous maintenant ?

 

          François Millepierres, ami et commentateur, a trouvé parmi les notes que Sabine Sicaud a toujours prises dans des cahiers intimes une maxime qui résume sa façon de peser et soupeser choses et êtres : « Seule m’attire la plus haute marche de l’escalier. Certains dorment ou jouent sur la plus basse. Qui a raison ? » Et une autre : « Ne te laisse pas diminuer surtout, ni par les autres ni par toi. » Elle avait quinze ans au plus quand elle notait pour elle ces réflexions d’une active vie intérieure. Or, la maturité extraordinaire de cette enfant s’enveloppait de gentillesse rêveuse et, malgré ses moments de mélancolie et sa divination du malheur, se livrait à des bondissements dans la joie. Entre ces deux pôles, avides de sagesse, elle avait besoin de donner à sa sagesse le plus d’aliments possible. Tout voir ! « Je vous dis que je voudrais tout voir. » Tout connaître, tout savoir de l’univers profond. Tout savoir des minutes qui passent…

Demain, comme je t’aime !

 

          En somme, elle est émerveillée. « Royaume de la vie, s’écrie-t-elle, le miracle est partout. »

 

          Le génie grandissait en Sabine heureuse, dispensée de l’école, car ses parents lui donnaient des précepteurs. Il atteignait à une fermeté d’allure surprenante. Ici, je vais citer Millepierres, parce qu’il a vu les événements de près. « Ce génie, écrit-il, s’élève toujours plus haut, pour être, hélas ! bientôt à même de mesurer d’un regard toujours plus pénétrant l’abîme où le destin va le précipiter… On n’a jamais su de façon précise comment cela s’était produit. Est-ce à la suite d’un bain pris dans le Lot, ou de quelque mauvaise écorchure ou piqûre ? La chose commença par des douleurs à la jambe. Mal qui lentement, inexorablement, envahissait le corps en le suppliciant. Elle criait, jusqu’au bout de ce qu’elle pouvait crier. Sabine était entrée dans sa seizième année lorsqu’elle est morte ainsi martyrisée… »

 

          Métaphysiciens, à vos pièces ! Encore une offensive du vieux problème du mal… Écoutez la malheureuse. Pour votre honte, elle trouve encore le moyen de rester enjouée et amusante. Elle demande un médecin qui soit jeune, qui soit beau, joyeux et fort contre l’ennemi. Ou bien, si c’est impossible, qu’on le prenne contrefait, perclus, minable, afin de pouvoir penser en le voyant parmi les fleurs, pareil à un défi : « Grand Dieu ! Qu’il doit être savant pour vivre encore ! »

 

          Peu après, comme on lui demande de parler : Parler ? Non. Elle ne peut pas.

 

          Je préfère souffrir comme une plante ou comme l'oiseau qui ne dit rien sur le tilleul. Ils attendent. Elle attendra comme eux. Que dire ?

Cette douleur est seule au monde, quoi qu'on veuille.
Elle n'est pas celle des autres, c'est la mienne.
On ne sait pas. On ne sait pas. Qui se ressemble ?

Qu’attendent-ils, le vieil arbre, le pinson muet ? Une goutte d’eau pure, un peu de vent ?

Qu'attendent-ils ? Nous l'attendrons ensemble.
Le soleil leur a dit qu'il reviendrait, peut-être...

 

          Mais le mal se fit pire, la tortura jour et nuit. C’en était trop. On se rappelle qu’Anna de Noailles avait publié un recueil sous ce titre : Honneur de souffrir. Elle, Sabine, s’écrie :

Souffrance, je vous hais !
Douleur, je vous déteste !

 

          Peut-on aller plus loin ? Encore quelque chose pourtant. Dans les « Feuilles de carnet », cette déchirante rêverie :

Ne regarde pas si loin, Vassili, tu me fais peur.
N’est-il pas assez grand le cirque des steppes?
Le ciel s’ajuste au bord.
Ne laisse pas ton âme s’échapper au delà comme un cheval sauvage.
Tu vois comme je suis perdue dans l’herbe.
J’ai besoin que tu me regardes, Vassili.

 

Enfin le terrible quatrain esquissé :

La chaise vide… Ah comment feras-tu
pour supporter cela?
Et moi qui pars, comment ferai-je
pour supporter le reste?

 

H.C.

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(1) Stock

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