Sabine Sicaud

« À propos de Sabine Sicaud : Lettre de Madame Marguerite Fechner »,

par Maurice Luxembourg

Revue de l’Agenais, 1968, p. 65-72


À propos de Sabine Sicaud

Souvenirs sur sa famille
(Lettre de Madame Marguerite Fechner)

 

          Ceux de notre génération se souviennent avec émotion de cette poétesse-enfant, fille de notre terroir, née à Villeneuve-sur-Lot le 23 février 1913, à la villa « La Solitude », et décédée dans cette même demeure le 12 juillet 1928.

 

          Lauréate de jeux floraux, du Jasmin d’Argent, notamment (1), et de nombreux concours poétiques, elle fut, littéralement, un prodige dont la mort survenue si vite, fut une perte sensible – j’allais dire irréparable – pour le monde des lettres qui attendait beaucoup, ainsi que l’a écrit (2) l’un de nos prédécesseurs, le regretté René Bonnat, de « cette âme d’artiste et de cet esprit si magnifiquement doué ».

 

          Il y a un peu plus d’un an, nous avions suggéré à l’un de nos collègues d’entreprendre un travail sur cette poétesse-enfant. Cela nous a valu, en attendant cette œuvre d’ensemble que nous souhaitons, une lettre particulièrement émouvante de Madame Marguerite Fechner, qui évoque d’une manière fort délicate ses souvenirs sur la famille de Sabine.

 

          Certes, Sabine Sicaud n’est pas une inconnue et son nom ainsi que son œuvre, ont suscité de nombreux articles et ont mérité de figurer dans plusieurs anthologies de nos poètes contemporains (3).

 

          Mais nous avons pensé que cette lettre, encore qu’elle ait trait, surtout, à la famille de notre jeune prodige, n’était peut-être pas sans intérêt pour la connaissance de notre chère poétesse-enfant, ni pour l’étude de son œuvre. Le génie le plus pur, le talent le plus remarquable ne sont-ils pas inséparables du milieu familial et du cadre où ils ont pris naissance ?

 

Et maintenant, voici cette lettre (4) :

 

Agen, le 29 décembre 1966

 

Cher Ami,

 

          votre visite a remué en moi de bien charmants mais aussi de bien tristes souvenirs. Les premiers font partie de ma vie de jeune fille et de la connaissance que je fis du Lot-et-Garonne, et les seconds appartiennent à mon âge mûr, où femme heureuse et mère de famille comblée, je vis s’éteindre trois êtres que j’ai profondément aimés : Gaston Sicaud, Claude, son fils, et Marguerite Ginet-Sicaud, l’inoubliable crucifiée dans ses amours maternels [sic] mais aussi dans son corps, car elle mourut longtemps après eux tous, elle-même amputée d’une jambe à la suite d’une artérite oblitérante…

 

          Sabine Sicaud, son frère, ses parents… Je n’ai pas connu la première – hélas ! – mais j’ai pu constater quels ravages avait causés son départ prématuré.

 

          Sabine… Pour tous une petite fille dont on parlait beaucoup dans sa famille et avec laquelle on vivait côte à côte lorsqu’on habitait, comme moi, cette maison. Une dédicace émouvante du livre de poèmes : « Pour Daisy… de la part d’une petite fille qui rêvait dans un jardin et que nul ne verra plus jamais mais à laquelle il faut songer quelquefois… Marguerite Ginet-Sicaud. »

 

          C’est ainsi que la maman de Sabine scella son amitié avec moi, de même qu’elle le fit, lorsque franchissant le seuil de la maison pour la première fois, elle tint à me dire : « Daisy, ma petite fille, vous êtes la première jeune fille à franchir ce seuil depuis la mort de Sabine. » J’étais en quelque sorte adoptée et c’est ainsi qu’après avoir longuement correspondu avec cette famille, je fis la connaissance de son cadre de vie : « La Solitude ».

 

          « La Solitude »… Avant de parler de qui que ce soit, il me semble que c’est d’abord l’évocation de cette demeure qui se présente à l’esprit lorsqu’on parle de la famille Sicaud. Qu’est-ce que « La Solitude » ? Un endroit, une propriété, une maison ? C’est tout cela à la fois et c’est, dans le fond, le théâtre d’un drame en plusieurs actes, interminables parfois, terriblement douloureux, entrecoupés de scènes riantes ou cocasses, et chargé de souvenirs inoubliables pour ceux qui eurent le privilège de les vivre…

 

          « La Solitude »… C’est, à gauche, de l’entrée de la route de Sainte-Livrade, – partant de Villeneuve-sur-Lot, – un portail de fer s’ouvrant sur une longue allée bordée de platanes centenaires. Allée féerique au printemps, lorsque les ciguës en fleurs l’égaient de leurs ombelles blanches.

 

          Mais « La Solitude » c’est surtout la maison à laquelle on aboutit, sorte de gentilhommière gasconne flanquée de deux tourelles et comme étouffée par les arbres qui l’entourent de tous côtés.

 

          Et puis, c’est le parc aux essences rares, l’allée de bambous, bruyante de moineaux autrefois, la grotte, l’étang, la butte, le cytise, la glycine et tous les coins et recoins d’un univers secret qui fut celui de deux enfants : Claude et Sabine Sicaud.

 

          La maison… Un lieu étrange en vérité, qui m’a toujours un peu paru hors du temps. Il en est qui croient à « l’aura » des lieux comme à celui des êtres. Cette maison m’a fascinée à une époque de mon existence parce qu’elle représentait pour moi l’Amitié. Mon mari, au contraire, s’y sentait mal à l’aise, comme incommodé par un je ne sais quoi qu’il ne pouvait traduire et que d’autres ont éprouvé, comme lui d’ailleurs. Donc, au départ, un lieu qui s’imposait à votre âme et ne pouvait la laisser indifférente.

 

          Madame Sicaud était « La Solitude ». Elle s’identifiait à la maison de son enfance qui fut aussi celle de ses enfants. Elle faisait partie des pierres : son cœur, ses pensées, tout y était intimement lié. Cette communion trop étroite avec la matière, avec les murs, le lierre, fut-elle la cause d’une sorte de rejet par la maison elle-même de cette cellule familiale ancrée là et semblait-il indéracinable ? Je ne sais… Mais la suite des événements, fresque tragique, semble me donner raison, hélas !

 

          Madame Sicaud aima passionnément ces lieux, on peut presque dire à l’excès. « La Solitude » fut en tout cas le cadre émouvant de cette famille dont il ne reste plus rien qu’une tombe commune renfermant quatre personnes et que j’ai vue pour ma part s’ouvrir trois fois…

 

          Monsieur Gaston Sicaud – fils d’un médecin d’Eymet – était avocat et conseiller de Préfecture à Montauban. Lorsque je l’ai connu, il était à la retraite. Ses familiers, comme moi, l’appelaient le Lama-père. Il faisait, à l’époque où je l’ai connu, et jusqu’à la fin de sa vie, de longues randonnées chaque jour, qui le menaient le matin à Pujols et l’après-midi à Sainte-Livrade. Longue silhouette souvent courbée sur une canne, il faisait à cette époque partie du paysage villeneuvois, s’arrêtant pour bavarder avec l’un ou avec l’autre, entraînant ici ou là un disciple qu’il ramenait parfois à la maison. Mais lorsqu’il rentrait, fourbu, il n’avait qu’un seul objectif : la soupe ! Celle-ci, sorte de brouet enfumé, était préparée à la hâte par Madame Sicaud. Elle délaissait alors, pour manier le soufflet, ses chères discussions intellectuelles avec telle ou telle d’entre nous, le plus souvent avec Myriam Chadeyras, comme moi sa fille spirituelle.

 

          Ah ! ces scènes des débuts de nos rencontres dans la cuisine de « La Solitude » ! Ce soufflet miraculeux qui jouait son rôle efficace auprès de brindilles ramassées en hâte dans le parc et qui transformait le fagot en un brasier bienfaisant qui faisait bouillir la soupe, bien sûr, mais parait la sombre cuisine – éclairée alors par une fumeuse lampe à pétrole – d’ombres et d’étincelles féeriques.

 

          En dehors de cet épisode bi-quotidien, tout ce qui était matériel était exclu de cette famille où l’on ne vivait que pour l’esprit.

 

          Myriam Chadeyras, femme charmante, amie exceptionnelle, professeur de lettres, pourrait vous dire, comme moi, qui avons logé là pendant des années, ce qu’était l’atmosphère de ces rencontres. Ah ! ces soirées inoubliables où, groupés auprès de la cheminée de la bibliothèque, auprès de quelques tisons, nous discutions interminablement – le dos gelé par le froid qui soufflait de partout – de théosophie, du bouddhisme, sans toutefois rejeter complètement le christianisme, ou des derniers livres parus. Il m’arrivait alors de ranimer les braises. « Vous avez un souffle de sacristain, Daisy », me disait alors spirituellement notre hôte. Et puis, l’heure s’avançant, c’était la cérémonie du remplissage des cassettes des « moines ». Découverte fabuleuse, pour la Lyonnaise que j’étais, de ces draps chauds dans lesquels on se glissait et dont l’humidité était chassée par ces braises de chêne, les seules dignes de réchauffer nos lits car elles ne fumaient pas.

 

          On vivait chichement, parcimonieusement, par la force des choses. Les amis étaient là pour beurrer les tartines ou apporter le beef-steack. N’étaient-ils pas, et amplement, payés de retour puisqu’ils faisaient ici moisson de souvenirs précieux ?

 

          Et comment pourrait s’effacer de notre mémoire le souvenir de telle ou telle scène, à jamais gravée dans notre âme, mais aussi dans nos cœurs ? Je revois Marcelle Capi, la romancière, lisant en roulant les « r » avec un accent chantant inoubliable, sa dernière œuvre, à l’heure même de la préparation des repas. Je revois, assis auprès du feu, rentré, pour une fois, plus tôt que d’habitude, le « Lama-Père », Madame Sicaud, – Pachou pour moi et Amrita pour les autres, ou Fillou pour son fils, – attisant le feu, au souffle bruyant du soufflet. Je revois encore Myriam Chadeyras, professeur, et sa fille spirituelle Ginette Converset, – philosophe et scientifique à la fois, – essuyant une pile impressionnante de vaisselle que je venais de laver, au fur et à mesure. Et pendant ce temps, Claude, lèvres fermées et yeux rieurs, contemplait la scène tandis que Madame Guyesse, belle-sœur de Romain Rolland et amie très chère de Gandhi, celle que nous appelions Maya Chanti (l’illusion), épluchait consciencieusement les légumes.

 

          Supervisant le tout, le peintre Nicolas Fechner, attentif au moindre détail, jetait sur les hommes et les choses son regard tendrement ironique.

 

          Et cette autre scène : les habitants de « La Solitude » s’affairant pour recevoir une journaliste amie, châtelaine en d’autres lieux, et dont on me conta l’étrange histoire que je tairai ici. Ah ! ces tables dressées à la hâte dans le parc, les courses faites pour la dînette, ces nappes fines sorties comme par enchantement des armoires closes et la porcelaine rare exhibée en de rares occasions ! Ce salon fleurant le renfermé et qu’on ouvrait pour les grandes circonstances !

 

          Et ces séances, qui firent alors partie de mon univers, de tables qui tournaient et qui prédisaient à tel prince hindou (indien, devrais-je dire) son passage clandestin probable en Espagne et sa nomination à un haut poste au B.I.T. Ce qui fut vrai cette fois-là ! Il est encore à Genève si je ne me trompe, mais ce fut bien la seule fois, à ma connaissance, que les prédictions se révélèrent exactes !

 

          Que dire de ces rencontres où archéologues, artistes – qu’ils fussent peintres ou musiciens – sympathisaient avec les philosophes rêvant de sauver le monde ? Je pense à Monsieur Douzon qui me donnait à dactylographier en plusieurs exemplaires des extraits de sa théorie sur « Les réalités fonctionnelles », qu’il envoya par je ne sais quels cheminements postaux ou aériens à tous les responsables de ce monde. Je pense aussi aux écrivains, aux amis de tous bords, de tous milieux, qui accrochaient leur fil à « La Solitude », ce radeau de pierres et de verdure.

 

          Et ces amis, dont beaucoup sont encore de ce monde, ces Villeneuvois de la bourgeoisie mais aussi les petits, les humbles, métayers ou anciens domestiques qu’on aimait pour eux-mêmes, pour leurs problèmes qu’on s’efforçait de résoudre à l’aide des relations… Tous ces fils enchevêtrés qui aboutissaient tous à Madame Ginet-Sicaud, le pivot, l’aimant de cette famille exceptionnelle et que sa grande personnalité avait sans doute façonnée.

 

          Autrefois journaliste à Paris, elle avait collaboré à divers quotidiens de la capitale. Elle aimait à raconter comment elle avait interrogé le redoutable Clémenceau, qui avait été séduit par l’esprit de ce petit bout de femme qui n’avait pas l’air de redouter l’approche du Tigre.

 

          Elle était, en effet, aussi petite et menue que son mari avait été grand et fort. Elle aimait à dire qu’elle ressemblait autrefois à Sarah Bernard. Lorsque je l’ai connue, son visage avait pris l’aspect d’une pomme d’api ridée, surmonté d’une chevelure encore abondante et grisonnante. Mais ce qui était surtout caractéristique chez elle, c’était son regard étonnamment jeune d’écureuil curieux de tout et sa voix chaude aux accents roulants. Elle avait un esprit à part, et savait caractériser quelqu’un en deux mots incisifs – jamais méchants – mais qui décrivaient si bien un être que lorsqu’on le rencontrait on ne pouvait que souscrire à ce jugement. Sa façon d’écrire ne ressemblait à aucune autre. Ses phrases, toujours courtes, n’étaient jamais d’un seul jet, mais le résultat de quelque chose de concerté, qui avait été raturé plusieurs fois avant d’être envoyé au net sur de petits bouts de papier sans tenue.

 

          Par un miracle que je ne me suis jamais expliqué, elle, qui ne sortait que très rarement, savait toujours tout. Sa puissante personnalité lui valait, malgré l’étendue de ses malheurs, de voir beaucoup de monde. Deux fois crucifiée dans sa chair et son cœur, elle savait, cependant, masquer son immense chagrin, pour s’intéresser aux autres. Elle savait écouter – mérite qui est loin d’être banal – et du fond de son lit de grabataire, durant les dernières années de sa vie, elle pouvait, tout en gravissant son long calvaire, évoquer tant et tant de visages qui lui avaient été si chers, tant et tant de vies qui avaient croisé la sienne, mais que ne pouvaient lui faire oublier ses deux enfants.

 

          Elle qui, au départ de sa vie conjugale, n’acceptait pas la maternité, revint assez vite sur cette idée et fut la mère la plus dévouée et la plus tendre qui soit. Une mère abusive et exclusive, sans doute, mais une mère crucifiée, comme nous l’avons dit, et qui devait voir partir ses deux enfants, sans pouvoir rien faire pour les sauver. Peut-être, aussi, son inexpérience et son ignorance, sinon son dédain, des choses matérielles et des précautions élémentaires, n’ont fait que précipiter la terrible issue.

 

          Sabine, blessée au pied dans le Lot, eut petit à petit la jambe infectée. Son martyre dura près d’un an. Parce que Sabine aimait « La Solitude » et n’en voulait par partir, sa mère s’en tint là et rien n’y fit. Elle refusa de la faire transporter ailleurs où des soins plus éclairés eussent – peut-être – réalisé une régression du mal envahissant… La jeune fille hurlait de douleur dès qu’on la touchait : aussi, pour ne pas provoquer cette douleur inhumaine, on évitait de la changer, de la laver… Lorsque parents ou amis avaient la possibilité d’intervenir pour des soins plus éclairés, ces interventions se terminaient toujours en drame pour l’enfant et sa mère…

 

          Claude, depuis longtemps, souffrait horriblement de la vessie. Il fallut se résoudre à l’opérer, mais trop tard. L’intervention vint mettre un point final à ses souffrances, mais faite sur un organisme usé par une longue douleur, elle n’eut point d’effet. Et Claude mourut d’une embolie, vingt jours après l’opération (5).

 

          Fatalité, bien sûr ! Pauvre maman Sicaud qui, amputée d’une jambe, avait veillé, cependant, nuit et jour, son pauvre garçon ! Tristesse de ses dernières années où elle devait finir, seule, ses jours, en compagnie, il est vrai, d’une amie fidèle et au milieu de ses souvenirs.

 

          Dernières années où je dus me détacher de cette vieille demeure, sans perdre le souvenir de celle qui en restait l’âme et que j’aimais toujours, de cette vieille demeure où le malheur s’était installé et qui semblait comme frappée de malédiction. Et comment ne pas rappeler le sort tragique de cette amie venue de loin qui, sortie dans le parc, ne devait pas revenir et que l’on retrouva, le lendemain, noyée dans l’étang où elle était tombée, victime d’une embolie !

 

          Ne dit-on pas aussi que l’une de ses amies, celle qui resta la dernière à la soigner, – et le fit contre la possibilité de finir ses jours à « La Solitude », après le décès de Madame Sicaud, – perdit son mari d’une façon quelque peu étrange et devint borgne quelque temps après ?...

 

          Après cela, ne peut-on pas croire à une sorte de malédiction ? La mort de Sabine était, peut-être, une fatalité, – comme cela arrive dans tant de foyers, – mais cette accumulation de drames hors-série dans les mêmes lieux ? Seul, Monsieur Sicaud, qui n’aimait pas tellement «  La Solitude », y mourut, comme s’en va le vieillard qui a fini sa course, d’une hémorragie cérébrale – je crois – qui l’emporta en peu de jours. Il fut le second après Sabine, Claude étant le troisième, et Marguerite Ginet-Sicaud la dernière sur laquelle le tombeau referma sa lourde pierre pour l’éternité.

 

          J’ai peu parlé de Claude : l’amitié qui me lia à lui fut celle de deux cœurs innocents et naïfs. Nous avions beaucoup d’affinités. Il était pour moi le frère jumeau que je n’ai pas eu (nous avions deux ou trois jours de différence). Nous avions, en commun, par exemple l’amour de l’astrologie, du fantastique, enfin des goûts qu’on ne partage pas avec tellement de gens. Il était doué d’une mémoire fantastique : c’était une sorte d’encyclopédie vivante qui étonnait. Son érudition était incroyable et sur les sujets les plus divers. C’était, en tout cas, un cœur pur : il est resté, sa vie durant, un enfant, maintenu dans cet état par sa mère qui ne se rendait pas compte de son énorme influence. Elle le tint éloigné de tout, même d’un travail rémunéré, pour le garder plus sûrement auprès d’elle. Pressentait-elle sa fin prématurée ? ...

 

          Qu’est devenue « La Solitude », me direz-vous ? Un testament la laissa, je crois, à trois personnes – deux cousines et un ami. Il fallait qu’avant « tout » continuât la MAISON : elle savait qu’ainsi ces personnes aisées l’entretiendraient. Il m’a été dit – est-ce vrai ? mais ce serait en tout cas dans la ligne de ce qu’elle aurait aimé – que les arbres ne devraient jamais être élagués. Ce refuge des oiseaux fut toujours sacré pour toute la famille… Qu’importe, en vérité, ceci ou cela ! Aucun de ceux qui vécurent vraiment près du cœur de cette maison à une certaine époque n’y est retourné depuis le départ de l’amie inoubliable. C’est avec une peine infinie que j’ai suivi pour la dernière fois, l’allée chérie, derrière le cercueil de celle dont ce fut la dernière promenade, sous les platanes tout palpitants d’oiseaux qui la saluaient : ce fut l’adieu définitif à des souvenirs et à des heures qui avaient marqué ma vie.

 

          À travers ces lignes, où j’ai mis tout mon cœur, vous devinerez, sans peine, l’amour que j’avais pour eux et pour chacun. D’autres vous parleront mieux que moi de Sabine. Non parce qu’ils l’ont connue, mais parce qu’ils s sont penchés sur son œuvre et ont recueilli et consigné des confidences de Madame Sicaud.

 

          Elle a, en somme, consacré ses dernières années à la parution des poèmes « de la maladie », dont s’occupèrent ses amis Ginette Converset et Millepierres.

 

          Qui est Millepierres me direz-vous ? Eh bien, il s’agit d’un ami de Monsieur et Madame Sicaud. Ce nom est un pseudonyme de Lettres. En réalité, il s’agit de Pierre Millet, 78, Place Saint-Jacques, à Paris, Tél. Port-Royal 40-77. Il a préfacé le dernier livre paru et il me semble me souvenir que c’est lui qui a tous les droits (donnés par Madame Sicaud) pour tout ce qui concerne la parution ou reproduction des poèmes.

 

          Pierre Millet, sa femme et ses deux filles, Violaine et Armelle, comme d’ailleurs la grand-mère des deux jeunes femmes d’aujourd’hui (cette grand-mère que nous appelions Alice-Grande et qui était une Pozzo di Borgo, avait une personnalité extraordinaire, explosive, charmante, incroyablement dynamique, Alice-Grande parce qu’il y avait aussi une Alice-Petite, née pendant ou juste avant la guerre), étaient des amis de la famille Sicaud, et il me semble me rappeler que cela datait du séjour près de Nice de la famille Sicaud, après la mort de Sabine.

 

          C’est, en somme, Pierre Millet qui a recueilli et consigné tout ce que Madame Sicaud voulait qu’on dise ou écrive sur Sabine. C’est un homme charmant, d’un commerce très agréable, comme d’ailleurs sa femme et ses enfants, et il me semble me souvenir d’avoir lu son nom sur la liste des correspondants de votre Académie (6) l’année du décès de Madame Sicaud, en 1959. Nous entretenions d’excellents rapports amicaux à l’époque (c’est même moi qui leur ai téléphoné la triste nouvelle du décès de notre amie commune) et puis, comme toutes les amitiés qui s’éloignent, elles finirent par s’estomper, encore que le cœur reste fidèle, si la plume ne l’est plus.

 

          Jean Chèvre aussi s’est beaucoup entretenu, avec Madame Sicaud, de Sabine. Je ne sais même pas s’il n’avait pas fait, à une certaine époque qui date de 1936 ou 37, une étude assez poussée de l’Enfant-Poète. De cela je ne suis pas sûre. Mais vous pourriez toujours le toucher à Bergerac : 58, Rue du Professeur-Pozzo, tél. 57-10-83. C’est un homme de cœur qui a beaucoup soutenu, avec sa femme, Madame Sicaud, surtout dans les dernières années de sa vie.

 

          Voilà donc, en résumé, quelques souvenirs sur la famille Sicaud. C’est avec respect et amour que j’ai écrit ces lignes, presque sans ratures et au fil des souvenirs, en somme d’un premier jet. J’ignore l’art d’être concise, les coupures me font peur, tout me semble suggestif et indispensable. À mes yeux, chaque détail compte, et c’est si peu en comparaison de ce que mon cœur contient ! S’il est vrai qu’on ne meurt vraiment que lorsque plus personne ne songe à vous, alors que cette lettre demeure comme un témoignage vivant et que l’article que souhaite Monsieur le Proviseur Luxembourg ait des prolongements. Cela vous donnera une idée de l’atmosphère dans laquelle fut élevée Sabine. Telle était « La Solitude » de mon temps. Je l’imagine un peu différente du temps de la petite fille. Le malheur n’avait pas encore passé par là. Mais sans doute était-elle riche, cette atmosphère, dans ses prolongements. Sabine ne citait-elle pas Carrière et Corot, à dix ans à peine !

 

          En terminant, je me permets de vous rapporter une phrase du Professeur Loubat, de la Faculté de Médecine de Bordeaux et chirurgien distingué, cousin de Madame Sicaud et dans l’auto duquel je fis le trajet Bordeaux-Villeneuve, et qui me dit un jour : « Je vous envie de faire la connaissance d’un être aussi exceptionnel que Madame Sicaud… »

 

          Cette lettre, au fond, est consacrée plus à elle qu’aux autres membres de sa famille, mais, sans doute, à travers ces lignes sentirez-vous palpiter ce quelque chose d’impalpable qui reste, terriblement présent pour moi.

 

          Pauvre enfant-poète dont la vie fut aussi brève que celle de ce noble cèpe que Sabine avait si bien chanté !

 

Avec toutes mes amitiés pour vous et les vôtres.
Marguerite FECHNER.

 

 

          Telle est cette lettre, si riche de substance et qui éclaire singulièrement, d’une manière émouvante, le berceau de Sabine Sicaud.

 

          Puisse-t-elle susciter, au-delà de ce qui a été déjà dit et écrit, de nouvelles études que nous serons heureux d’accueillir dans les colonnes de notre Revue.

 

M. Luxembourg.


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(1) La jeune Sabine Sicaud était lauréate en 1924, à moins de 12 ans, du Jasmin d’Argent (deuxième médaille pour son poème : « Le Petit Cèpe »). À 13 ans, elle était lauréate des Jeux Floraux de France et des Jeux Floraux Berruyers. Si grand était déjà son talent que certains n’y crurent pas et crièrent à la supercherie. Ces vers qui peignaient la nature avec une naïveté colorée, et savante parfois, ainsi que l’a dit René Bonnat, n’avaient-ils pas été écrits par une main maternelle ? On sait que Madame Sicaud, née Marguerite Ginet, était l’auteur de poésies mais qui n’eurent jamais la qualité, ni le succès de celles de sa fille. Les poésies de Sabine étaient d’un métal plus pur, assurément, et furent publiées en 1926 avec une préface d’Anna de Noailles dans les « Cahiers de France », sous le titre « Poèmes d’enfant ». Que le doute ait effleuré parfois l’esprit de René Bonnat, cela est après tout possible. Ne nous parle-t-il pas de l’énigmatique Sabine ?
(2) Cf. « Revue de l’Agenais ». 1928, p. 192. Notice nécrologique, par René Bonnat.
(3) Plusieurs articles lui ont été consacrés dans la  « Revue de l’Agenais ». Citons : 1.1924, p. 214, « Sabine Sicaud couronnée par le Jasmin d’Argent », Chronique. – 2. 1925, « Récompenses littéraires », p. 275, Chronique. – 3. 1926, « Chronique des livres », C.R. de A. Sorbé, p. 444. – 4. 1927, « Œuvres récentes de quelques Lot-et-Garonnais », C.R. de A. Sorbé, p. 70.
Citons encore, en dehors de la Revue : « Les poèmes de Sabine Sicaud », préface de François Millepierres, Stock, 1958. – Armand Got, « Poètes de l’Agenais, 1900-1959 », préface de Paul Guth, Éditions d’Aquitaine.
(4) Nous la publions avec la bienveillance autorisation de Madame Marguerite Fechner, à qui nous adressons l’hommage de nos sentiments respectueux et reconnaissants.
(5) Claude mourut en octobre 1949, et Madame Sicaud en 1959. [ Erratum : Claude mourut le 8 septembre 1949 / Guy Rancourt ]
(6) Monsieur Pierre Millet est effectivement membre de notre Compagnie depuis 1959. (Note du Secrétaire Perpétuel.)

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