Sabine Sicaud

In Le Magasin Pittoresque
Collectif sous la direction d'Édouard Charton
(1902 ; p. 309-312)

          Les volets clos, l'abat-jour mauve posé très bas sur la lampe-veilleuse, quelques tisons achevant de mourir dans les cendres, et sur la table, dans un cornet de fin cristal, une rose tardive...
          Lilian Marys ouvre les yeux et les referme tout de suite, d'un air lassé.
          Il y a si longtemps qu'elle le voit, toujours pareil, ce home calme ; si longtemps qu'elle voit les rideaux de mousseline blanche, le canapé vieillot et les portraits encadrés de peluche où des Marys de plusieurs âges sourient placidement. Le son fêlé de la pendule à colonnettes lui est si familier, que son oreille le perçoit avant que rien n'ait remué dans les rouages compliqués que préserve une vitre. Le parfum de lavande qui imprègne, dans l'armoire, les draps de chanvre fin, la suit jusqu'en ses promenades au bord de la Méda, jusqu'en ses rêves les plus fous... — Car Lilian Marys est assez jeune, ou assez vieille, pour rêver en été devant l'eau qui s'enfuit, verte et bleue sous les saules, pour rêver en hiver sur sa petite chaise au coin du feu.
          Ce soir, la fleur épanouie dans le cornet apporte une senteur nouvelle dans la pièce tiédie.
          Lilian Marys l'aspire religieusement. C'est dans un coin abrité du jardin qu'elle l'a découverte tout à l'heure, cette rose si pâle, et elle l'a cueillie, par un sentiment qui la fait s'attendrir à présent sur elle-même, pour se fêter un peu... sa fête ! Il y a trente ans, à pareil jour, de gros bouquets se seraient entassés sur sa table et des voix chères auraient dit, entre de bons baisers : « Un joyeux, un doux anniversaire, Lilian ! » Personne, maintenant, ne lui souhaite plus un doux anniversaire, et ses anniversaires ne sauraient plus être joyeux.
          Pourquoi est-elle restée seule, si seule dans la vie ?
          Elle a été, comme beaucoup de jeunes filles, heureuse et gaie, et a passé entre de vieux parents qui l'adoraient, sa jeunesse insouciante.  N'y a-t-il pas dans les contes autant de princes accomplis que de jeunes princesses ? Un jour — bientôt — le prince de Lilian viendrait et lui offrirait son coeur en ployant le genou.
          En attendant, chaque 1er décembre ramenait des gerbes de calycanthes roses, de violettes de serre ou de gui blanc de perles. « Un doux anniversaire, Lilian ! » Les souvenirs défilaient, bibelots, bijoux, livres nouveaux, derniers morceaux de chant parus... Lilian avait alors une voix de fauvette.
          Des amies, une à une, se mariaient. Lilian, demoiselle d'honneur, s'amusait fort, dansait la nuit entière, et enfermait dans un coffret les boutons d'oranger porte-bonheur que les épousées distribuent autour d'elles avec un sourire entendu.
          Le coffret s'était presque rempli de ces talismans blancs devenus jaunes... D'autres amies, filles de fonctionnaires, étaient parties pour de lointaines résidences. Des tantes, des cousins âgés, étaient morts. Morts, les grands-parents qui gâtaient tant Lilian et l'appelaient leur rayon de soleil. Le père et la mère, à cette heure, fêtaient seuls l'anniversaire de l'enfant. L'enfant avait trente ans. Ses cheveux restaient blonds, son rire jeune, mais une angoisse vague montait dans ses yeux gris. Deux fois, dans une réunion, des jeux de cartes consultés avaient, en face de son nom, évoqué la figure inquiétante de Sainte-Catherine. Les vieux messieurs avaient ri aux éclats. « Vieille fille, la petite Marys? Allons donc ! avec cet air gavroche et ces joues roses ! » De vieilles dames avaient prétendu lui trouver un mari dans les vingt-quatre heures. Mais les fiancés possibles n'étaient point légion à Saint-Pons-sur-Méda. Un nez spirituel et des boucles dorées ne faisaient oublier nullement que le docteur Marys n'était pas riche et laisserait à sa fille, lui disparu, très juste de quoi vivre. Une beauté sensationnelle ou des talents brillants auraient peut-être compensé le manque de fortune, auraient, dans tous les cas, stimulé l'amour propre des marieuses. Très laide, Lilian aurait eu encore une chance d'exciter la pitié des mêmes marieuses et de les voir se passionner à leur projet. Mais rien n'est moins intéressant que l'ordinaire. Lilian comprit que l'on a tort de trop compter sur les amis.
          Elle embrassa d'un regard soudain désillusionné le cercle de Saint-Pons, comprit l'impossibilité — avec le caractère apathique de ses parents — de relations nouvelles, de voyages ou de déplacements pouvant faire surgir l'imprévu vainement demandé à ce coin de province, et éprouva au coeur un vide horrible.
          Mme Marys, peu psychologue, n'eut garde de s'en apercevoir. Comme les femmes mariées de bonne heure, elle ignorait ce que peut renfermer de souffrance imprécise et de tendresses refoulées, l'âme d'une fille passionnée et fière qui n'a plus foi dans l'avenir. Le Dr Marys, lui, croyait encore Lilian en jupes courtes et estimait que, les destinées étant écrites dans le ciel, il n'y avait qu'à suivre son chemin sans se troubler. « Les femmes sont nées pour le mariage, disait-il. Si le tien est écrit, tu y arriveras bon gré mal gré. Si, au contraire, tu dois rester entre nous deux, comme à présent, bien des chagrins te seront évités. Mais attendons. Il n'y a pas d'exemple qu'une jeune fille ne soit demandée une ou deux fois au moins. »
          Lilian Marys fut cet exemple.
          Les cheveux blonds prirent des tons grisaille, les yeux s'agrandirent d'un cerne de meurtrissures bleues et aux toilettes claires des robes sombres furent substituées. Un beau matin, M. et Mme Marys partirent pour l'autre monde, fort étonnés de laisser seule dans la maisonnette du quai Bourgoin une Lilian au front ridé.
          Ridée ? Lilian se dresse et prend dans sa main droite la lampe de faïence. Elle fait remonter, le long du verre, l'abat-jour à volants et, dans la glace qui surplombe la cheminée, attache un long regard. Ce sont bien de vraies rides qui couvrent d'hiéroglyphes menus la peau, blêmie aux tempes, et donnent à la bouche ce pli désenchanté. Lilian songe aux cerises blanches qui, après la saison, pendent parfois longtemps au bout des branches. Ratatinées et molles, elles s'éplorent entre les queues séchées comme s'éplorent les rêves de jeunesse à travers les espérances mortes. Au fait, est-on si sûr que les rêves bercés par le clapotis clair de la Méda ou le brasillement des bûches aient perdu tout entier le duvet des premières cerises ? Sur le visage de Lilian passe un sourire d'une ironie voilée... Il semble dire, ce sourire : « Arrêtez-vous à l'expression du masque. Croyez à l'irrémédiable solitude, aux soirs lugubres où flotte la senteur des armoires à linge et que traverse uniquement le tintement des heures... Je sais des harmonies exquises et de rares parfums contre lesquels la vie brutale ne peut rien. Quand la réalité est douloureuse, les chimères consolent. Nul ne comprend ce que les rossignols chantent, en mai, à l'oreille des vieilles filles ; les profanes ignorent les contes bleus qu'elles lisent, de novembre à février, dans les flammes dansantes... »
          Lilian rabaisse l'abat-jour et se rassied sur la chaise brodée, à haut dossier, qu'elle affectionne.
          Elle se dit — haut, cette fois, pour s'en convaincre bien — que le monde idéal dans lequel elle se réfugie depuis tantôt vingt ans vaut infiniment l'autre. Le chevalier qui s'en est détaché, pour remplacer près d'elle l'ami vainement attendu, lui a parlé d'amour comme jamais n'en aurait su parler le fiancé le plus tendre. Il vit dans sa chaste maison, empressé et docile, l'accompagne à l'église, partage ses promenades hygiéniques, et l'aide à pourchasser les escargots de son verger. Penché sur son épaule, dans les longues veillées, il feuillette avec elle les vers de Lamartine et de Musset ; il cause intimement quand elle brode, dans le retrait de la fenêtre, et, aux repas, s'assied à la place d'honneur où elle ne manque point de lui avancer un siège.
          Il est très beau, fier et vaillant, comme tout chevalier qui se respecte, jeune d'une jeunesse qui ne se peut ternir, fidèle comme on l'était au temps du Saint-Graal.
          Que désirer de plus ?
          Lilian ramène sur ses épaules, par un geste qui lui est coutumier, son châle à boules.
          C'est l'heure du tilleul. À l'aide de pincettes, quelques charbons encore ardents sont découverts sous un amas de cendres. La bouilloire de cuivre est approchée. Un bouquet minuscule de fleurs blondes repose sur le couvercle du coffret où feu la grand-mère Marys écrivit, il y a quelque cent printemps, Fleurs de Tilleul. La tasse de porcelaine bleue luit vaguement à l'angle de la table. Lilian regarde si les morceaux de sucre sont au fond et si la petite cuillère est symétriquement placée dans la soucoupe. Tout est bien. Il s'agit d'attendre la chanson de l'eau dans le métal qui commence à rougir du côté des tisons.
          — Mademoiselle ?
          — Qu'est-ce que c'est, Péloune ?
          — C'est Monsieur le commandant qui est là, Mademoiselle.
          — Le commandant... Où ça ?
          — Ici, Mademoiselle. Il demande s'il peut entrer.
          — Certainement, fais-le entrer.
          — Il dit comme ça que c'est peut-être tard...
          — Fais-le entrer.
          Le commandant entre. Ce n'est pas un cavalier martial ni imposant en dépit de son grade ; il est gros, rouge, et tournerait à la caricature sans l'honnête bonté de son regard qui fait oublier la couleur de ses joues et la forme impossible de ses jambes. Ces jambes, à vrai dire, semblent appartenir à tout autre que lui, tant elles sont courtes et grêles ; mais elles n'en ont pas moins fait de nombreuses campagnes, arquées sur des chevaux dont elles ont un peu gardé la forme. Les bras, par contre, sont très droits et s'allongent comme des télescopes dans les manches étroites. Le cou éclate dans le col et le crâne aux cheveux ratissés fait songer à un pré où l'on aurait brûlé de grande places de cuscute... Lilian Marys ne voit que le bon regard bleu. Elle installe son visiteur dans un fauteuil en face d'elle.
          — Vous allez bien ? C'est aimable d'être passé ce soir.
          — Je ne suis pas passé, je suis venu, rectifie-t-il. Je suis venu exprès parce que je pensais... parce qu'on m'avait dit... enfin, parce que c'est votre fête, et que lorsqu'on est seul... ce n'est pas gai. Je connais ça !...
          Lilian sourit. L'idée que le gros commandant a pu recevoir autrefois des bouquets de violettes pour son anniversaire et « connaît » maintenant « ce que c'est » que de se fêter seul lui paraît drôle. Pourtant il est seul, en effet, seul comme elle, dans une maisonnette pareille à celle qu'elle habite, avec un jardinet séparé seulement du sien par une haie. Voici deux ans qu'il est son voisin peu gênant, et que Péloune, qui a trop de temps pour le petit ménage de Lilian, prend trois heures chaque matin pour mettre en ordre ses affaires de vieux garçon.
          — Et elles en ont besoin, Mademoiselle ! Quand on a eu toute sa vie des ordonnances après soi, on ne sait plus mettre un habit sur une chaise. Et il a l'air perdu quand il rentre chez lui, le pauvre cher Monsieur. Sans compter que le régiment lui manque, à ce qu'on dit, et que la cuisinière du Coq d'or sert à la table d'hôte des choses qui finissent par vous détruire un estomac...
          Vieux déjà, sans famille, pas riche, retraité... Il a raison, cela ne doit pas être gai pour lui non plus. Et Lilian jurerait que les princesses de Perreault ne viennent point le consoler.
          Elle regarde avec un intérêt nouveau cet homme, qui, après une existence si différente de la sienne, en est arrivé à un degré de plus d'isolement...
          — Rêvez-vous quelquefois, commandant ?
          — Quand je dors, oui, fait-il. Mais mes rêves tournent toujours au cauchemar.
          Il rit, sans amertume, tirant sur ses poignets, ses manches qui s'obstinent à remonter. Pauvre garçon ! Lilian, apitoyée, essaye d'amener dans la conversation, des histoires anciennes, des histoires de guerre. Elle sert une guerre à son voisin comme on donne à l'enfant qu'on veut récompenser, un morceau de sucre. Mais le voisin, aujourd'hui, répond brièvement. Il écoute la bouilloire qui gronde au milieu des tisons, d'un air préoccupé. Lilian se souvient à propos de l'infusion interrompue et demande la permission de jeter les fleurs sèches dans l'eau prête à franchir les bords...
          — Que vais-je vous offrir, à vous ? s'inquiète-t-elle. Un verre de madère, un peu de kirsch ?
          — Non, merci, rien. Je n'ai besoin de rien.
          Il la contemple, maniant, entre ses doigts menus, la passoire d'argent, rapprochant la tasse du rayon de la lampe pour y voir clair quand il faudra verser le liquide doré...
          — Savez-vous, dit-il, savez-vous, Mademoiselle Marys... Je rêve quelquefois autrement qu'endormi. Cela m'arrive lorsque je suis chez vous, dans ce salon paisible, où vous mettez quelque chose de doux, de tendre qui repose... Je pense que j'ai manqué ma vie. On se giflerait à l'idée qu'on aurait pu avoir une famille, une femme qui vous aurait aimé, et qu'on a préféré, de garnison en garnison... Suffit. On est stupide. Quand on le reconnaît, il n'est plus temps.
          Le commandant soupire, d'un soupir qui fait voler le poil de sa moustache.
          — Si le ciel avait voulu que nous nous rencontrions, autrefois, il y a trente ans... Si j'avais soupçonné votre existence, Mademoiselle Lilian !
          Lilian hoche la tête. Elle songe qu'il y a trente ans, le commandant aurait pu la rencontrer cent fois sans, pour cela, se convertir au mariage. L'opinion d'un jeune lieutenant diffère de celle d'un barbon retraité. Le lieutenant ne voit ni le moment des rhumatismes, ni le manque d'attrait d'un intérieur où nulle sympathie ne veille, ni le dégoût futur des cuisines d'hôtel, des heures vides traînant entre une promenade solitaire et la « partie » du cercle où chaque soir on va... pour être quelque part. Lilian aurait été bien étonnée si on lui avait dit, jadis, que de semblables réflexions pouvaient être des armes plus fortes que l'amour contre le célibat... Ce soir, elle sourit, indulgente.
          Le commandant poursuit :
          — Dire qu'on aurait pu vieillir tous les deux, côte à côte, passer ensemble ses soirées, se conter ses ennuis, ses désirs, voir ensemble fleurir ses roses et mûrir son raisin le long du mur... Dire qu'il est trop tard, trop tard... Et pourtant, si vous vouliez, Mademoiselle Lilian...
          — Si je voulais ?...
          — Oui, si vous vouliez comprendre ce qu'il y a de bon, d'inemployé, dans un vieux coeur honnête... comprendre ce qu'une affection vraie peut mettre de soleil dans une fin de vie...
          Elle comprend. Mon Dieu ! c'est-il ainsi que la romanesque Lilian du temps passé aurait imaginé une déclaration ?
          D'une main attentive, elle verse à travers la passoire, le tilleul dans la tasse, et répond avec une émotion imperceptible dans la voix :
          — Mon pauvre commandant, je crois que c'est tout de même un peu tard... L'âge n'y est plus... Pourquoi ne pas se contenter du semblant de soleil qui nous suffisait hier ? Nous sommes de sincères amis, qui ont la facilité à supporter leur solitude. D'autres n'ont même point cette douceur. Sachons ne pas demander l'impossible.
          — Vous refusez ? Oh ! je m'en doutais bien, allez... Ceux qui prétendent que l'on a toujours l'âge d'essayer d'être heureux, mentent... Les cheveux gris ont tort dans les choses du coeur...
          Le pauvre homme a des larmes au bord de ses yeux pâles.
          — Mademoiselle ?
          — Que me veux-tu, Péloune ?
          — C'est Mademoiselle qui a laissé cette fleur sur la fontaine ?
          — Quelle fleur ?
          — Une rose comme celle que Mademoiselle a trouvée ce matin.
          Le commandant est devenu violet. Il explique, empêtré : « Pardonez-moi. C'est la dernière de mon clos. Je l'avais coupée à votre intention, et tout à l'heure, au moment de me présenter devant vous, je me suis vu si ridicule, ma branche au bout des doigts, que... je l'ai oubliée exprès dans l'antichambre. Une rose... vous l'avez dit, l'âge n'y est plus. »
          Lilian se lève et va chercher sur la fontaine, la fleur dénichée par Péloune. Elle la pique à côté de la sienne, dans le cornet vieillot où elles penchent la tête toutes deux, avec de petits airs narvrés attendrissants...
          — J'accepte votre bouquet de fête, mon ami. C'est le premier que je reçois depuis... depuis que les châles de laine ont remplacé les canezous brodés sur mes vieilles épaules... Vous prétendez que l'enveloppe importe peu... soit. Laissons nos coeurs faire à leur guise. Commençons le chapitre où d'autres le finissent... Nous oublierons les passages qui manquent...
          Elle avance la main d'un geste simple, et lui, troublé, sans voix, la serre à la briser dans ses poings lourds...
          Oh ! les fines attaches du chevalier des contes, son élégance noble, ses traits fiers !... La grâce avec laquelle il s'inclinait sur le front de sa dame, tournait les pages de son livre ou dépouillait pour elle des jardins irréels...
          Le voici ton fiancé, Lilian...
          Eh bien ! Dieu le bénisse. La fiancée n'aperçoit déjà plus les joues framboise et les jambes en cercle... Il y a en elle assez d'illusions qui ne demandent qu'à revivre pour parer le brave homme qui lui offre de l'aimer, d'un reste d'auréole, pour secouer la gloire des drapeaux sur le fond prosaïque des souvenirs de garnison, et faire douce, encore, cette idylle d'automne. Quand l'automne sera l'hiver, l'hiver pluvieux, si l'idylle agonise, on songera qu'elle a fleuri une seconde... Lilian ne regrettera pas l'essai tardif. Les rêves les plus beaux ne sont rien près de ceux qu'on veut vivre... Lilian vivra son rêve.
          — Voici le kirsch et le madère. Que dois-je vous offrir ? Choisissez, mon mari...

Marguerite GINET

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