Extrait du livre « Le Jasmin d'Argent » (1924 ; p. 34-38)
[...]
J'arrive à la singularité suprême, ou, comme on dit aujourd'hui, au « clou » du concours. Il s'agit de la lauréate qui emporte la troisième récompense.
Parmi la brillante assistance que je vois devant moi, il y a une petite demoiselle de onze ans. Je m'adresse à elle : mais je prie ses parents de m'écouter aussi. Ils l'ont, je pense, accompagnée, car le progrès libertaire des moeurs, relativement aux filles, ne va pas jusqu'à les expédier, seules et sans guide à travers le monde, quand elles portent encore des jupes sur leurs mollets nus.
À cette petite demoiselle, je m'adresse en ces termes : Mon enfant, écoutez bien ce que je vais dire, à vous et pour vous. Quand vous l'aurez entendu, je vous prierai de quitter la salle, ou, tout au moins, si vous avez peur de déranger vos voisins, je vous prierai de boucher vos petites oreilles avec vos petits doigts et de ne plus m'écouter : car ce que je dirai alors sera pour vos parents et pour le reste de l'assistance, - mais pas pour vous.
La petite demoiselle en question est née à Villeneuve-sur-Lot en 1912.1 Elle s'appelle Sabine Sicaud.
Chère petite mademoiselle Sabine Sicaud, vous avez envoyé au concours du Jasmin d'Argent deux pièces de vers, l'une intitulée L'allée des Iris, l'autre intitulée Le Petit Cèpe, non pas le petit cep de vigne, mais le petit cèpe, champignon. Cette dernière pièce a été retenue par le Jury. Et, après quelques hésitations et discussions, le Jury l'a classée troisième : elle obtient donc la deuxième médaille d'argent. Vous voyez, petite mademoiselle Sicaud, que le Jury a été très paternel et très gentil pour vous. D'autant plus que, malgré votre jeunesse, ou peut-être à cause d'elle, vous avez, vous aussi, légèrement bousculé les règles de Boileau. Considérez notre récompense comme un grand encouragement. Ne vous imaginez pas que vous n'avez plus à apprendre ni à travailler. Travaillez et apprenez de toutes vos forces. Et surtout n'envoyez plus de vers à aucun concours avant cinq ans d'ici. Si vous nous en envoyez, nous les lirons peut-être, mais, dans votre intérêt, je ferai tous mes efforts pour qu'on ne les couronne pas.
Voilà ce que je veux dire à Sabine Sicaud, directement, et parlant à sa frêle et gracieuse personne. Maintenant, Sabine Sicaud, quittez cette enceinte, ou bouchez-vous hermétiquement les oreilles : ce que je vais ajouter n'est plus pour vous... Là... Vous êtes partie ?... ou bien vous avez bouché vos oreilles ? Je peux dire à l'assemblée ce que vous ne devez pas entendre ?
Ce qu'il vaut mieux dire que Sabine Sicaud n'entende pas - car cela risquerait, par une juvénile explosion de vanité, de gâter ses dons et de compromettre son avenir - c'est que son envoi est d'une qualité et d'une importance exceptionnelles. Au point que nous avons craint une mystification, et que, derrière le gentil paravent de cette mignonne concurrente, se dissimulât un poète déjà mûr... L'enquête a abouti à confirmer la réalité et la sincérité de l'envoi. Comment vous exprimer le plaisir que me cause personnellement cette révélation d'un vrai talent poétique, neuf, riche, savoureux, parfaitement original ?... Des vers qui ne ressemblent à nuls autres, qui ne rappellent aucune lecture, qui sont bien eux-mêmes enfin... enfin !... Des vers qui, malgré leur qualité déjà excellente, sont tout de même bien d'une enfant, et nous donnent cette sensation extraordinaire, la poésie de l'esprit d'une enfant exprimée telle quelle, et non pas telle que nos souvenirs l'évoquent à distance, quand déjà nous sommes adolescents... Le vocabulaire reste encore un peu court, mais l'invention des images est presque trop fougueuse, quoique toujours juste. Enfin... une découverte incroyable...
Je venais de la faire quand j'eus la joie de recevoir, à La Roche, la visite de mon cher confrère et camarade Donnay2. Je lui tendis le manuscrit. Et le poète de Lysistrata me dit, l'ayant lu : « C'est épatant... » Ainsi s'expriment entre eux deux Académiciens, et, pour en avoir le droit, ils ont d'abord introduit l'adjectif épatant dans le dictionnaire, avec cette définition : « Ce qui provoque l'étonnement avec une nuance d'admiration. » Et c'est bien dans ce double sens que je répondis à Donnay : « Oui, c'est épatant... »
La petite Sabine Sicaud sera-t-elle un poète français de grande classe ? Je n'en sais rien. Elle a tout pour le devenir : il lui suffirait de développer normalement les dons de son enfance. D'ores et déjà, quel que soit le mérite des deux poèmes classés avant le sien, et la maturité supérieure qu'ils révèlent, ce poème enfantin est de beaucoup celui qui, de tout le concours, révèle les dons naturels les plus rares et les plus personnels. Le danger, c'est le jeune âge de la poétesse... Quelle influence vont exercer sur elle les années décisives qu'elle va vivre jusqu'à vingt ans ? Les lectures ? Les amitiés littéraires ?... Sous l'ancien régime, j'aurais tâché d'obtenir contre elle des lettres de cachet pour l'enfermer provisoirement à la Bastille, en la traitant aussi gentiment que possible. Enfin, à la grâce de Dieu ! Rappelons-nous qu'Ovide3 enfant parlait spontanément en vers, que Pope4 enfant bégayait des vers, et qu'à quatorze ans, Anna de Noailles signait déjà de fort beaux poèmes.
Et, maintenant, qu'on fasse rentrer dans la salle la petite Sabine Sicaud, ou, si elle n'est pas sortie, qu'on lui permette de se déboucher les oreilles. J'ai fini de parler d'elle.
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1 Erreur : Sabine Sicaud est née le 23 février 1913 [ Guy Rancourt]
2 Maurice Donnay, auteur dramatique français (1859-1945)
3 Alexander Pope, poète britannique (1688-1744)
4 Ovide, poète latin (43 av. J.-C. - 17 ap. J.-C.)
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J'arrive à la singularité suprême, ou, comme on dit aujourd'hui, au « clou » du concours. Il s'agit de la lauréate qui emporte la troisième récompense.
Parmi la brillante assistance que je vois devant moi, il y a une petite demoiselle de onze ans. Je m'adresse à elle : mais je prie ses parents de m'écouter aussi. Ils l'ont, je pense, accompagnée, car le progrès libertaire des moeurs, relativement aux filles, ne va pas jusqu'à les expédier, seules et sans guide à travers le monde, quand elles portent encore des jupes sur leurs mollets nus.
À cette petite demoiselle, je m'adresse en ces termes : Mon enfant, écoutez bien ce que je vais dire, à vous et pour vous. Quand vous l'aurez entendu, je vous prierai de quitter la salle, ou, tout au moins, si vous avez peur de déranger vos voisins, je vous prierai de boucher vos petites oreilles avec vos petits doigts et de ne plus m'écouter : car ce que je dirai alors sera pour vos parents et pour le reste de l'assistance, - mais pas pour vous.
La petite demoiselle en question est née à Villeneuve-sur-Lot en 1912.1 Elle s'appelle Sabine Sicaud.
Chère petite mademoiselle Sabine Sicaud, vous avez envoyé au concours du Jasmin d'Argent deux pièces de vers, l'une intitulée L'allée des Iris, l'autre intitulée Le Petit Cèpe, non pas le petit cep de vigne, mais le petit cèpe, champignon. Cette dernière pièce a été retenue par le Jury. Et, après quelques hésitations et discussions, le Jury l'a classée troisième : elle obtient donc la deuxième médaille d'argent. Vous voyez, petite mademoiselle Sicaud, que le Jury a été très paternel et très gentil pour vous. D'autant plus que, malgré votre jeunesse, ou peut-être à cause d'elle, vous avez, vous aussi, légèrement bousculé les règles de Boileau. Considérez notre récompense comme un grand encouragement. Ne vous imaginez pas que vous n'avez plus à apprendre ni à travailler. Travaillez et apprenez de toutes vos forces. Et surtout n'envoyez plus de vers à aucun concours avant cinq ans d'ici. Si vous nous en envoyez, nous les lirons peut-être, mais, dans votre intérêt, je ferai tous mes efforts pour qu'on ne les couronne pas.
Voilà ce que je veux dire à Sabine Sicaud, directement, et parlant à sa frêle et gracieuse personne. Maintenant, Sabine Sicaud, quittez cette enceinte, ou bouchez-vous hermétiquement les oreilles : ce que je vais ajouter n'est plus pour vous... Là... Vous êtes partie ?... ou bien vous avez bouché vos oreilles ? Je peux dire à l'assemblée ce que vous ne devez pas entendre ?
Ce qu'il vaut mieux dire que Sabine Sicaud n'entende pas - car cela risquerait, par une juvénile explosion de vanité, de gâter ses dons et de compromettre son avenir - c'est que son envoi est d'une qualité et d'une importance exceptionnelles. Au point que nous avons craint une mystification, et que, derrière le gentil paravent de cette mignonne concurrente, se dissimulât un poète déjà mûr... L'enquête a abouti à confirmer la réalité et la sincérité de l'envoi. Comment vous exprimer le plaisir que me cause personnellement cette révélation d'un vrai talent poétique, neuf, riche, savoureux, parfaitement original ?... Des vers qui ne ressemblent à nuls autres, qui ne rappellent aucune lecture, qui sont bien eux-mêmes enfin... enfin !... Des vers qui, malgré leur qualité déjà excellente, sont tout de même bien d'une enfant, et nous donnent cette sensation extraordinaire, la poésie de l'esprit d'une enfant exprimée telle quelle, et non pas telle que nos souvenirs l'évoquent à distance, quand déjà nous sommes adolescents... Le vocabulaire reste encore un peu court, mais l'invention des images est presque trop fougueuse, quoique toujours juste. Enfin... une découverte incroyable...
Je venais de la faire quand j'eus la joie de recevoir, à La Roche, la visite de mon cher confrère et camarade Donnay2. Je lui tendis le manuscrit. Et le poète de Lysistrata me dit, l'ayant lu : « C'est épatant... » Ainsi s'expriment entre eux deux Académiciens, et, pour en avoir le droit, ils ont d'abord introduit l'adjectif épatant dans le dictionnaire, avec cette définition : « Ce qui provoque l'étonnement avec une nuance d'admiration. » Et c'est bien dans ce double sens que je répondis à Donnay : « Oui, c'est épatant... »
La petite Sabine Sicaud sera-t-elle un poète français de grande classe ? Je n'en sais rien. Elle a tout pour le devenir : il lui suffirait de développer normalement les dons de son enfance. D'ores et déjà, quel que soit le mérite des deux poèmes classés avant le sien, et la maturité supérieure qu'ils révèlent, ce poème enfantin est de beaucoup celui qui, de tout le concours, révèle les dons naturels les plus rares et les plus personnels. Le danger, c'est le jeune âge de la poétesse... Quelle influence vont exercer sur elle les années décisives qu'elle va vivre jusqu'à vingt ans ? Les lectures ? Les amitiés littéraires ?... Sous l'ancien régime, j'aurais tâché d'obtenir contre elle des lettres de cachet pour l'enfermer provisoirement à la Bastille, en la traitant aussi gentiment que possible. Enfin, à la grâce de Dieu ! Rappelons-nous qu'Ovide3 enfant parlait spontanément en vers, que Pope4 enfant bégayait des vers, et qu'à quatorze ans, Anna de Noailles signait déjà de fort beaux poèmes.
Et, maintenant, qu'on fasse rentrer dans la salle la petite Sabine Sicaud, ou, si elle n'est pas sortie, qu'on lui permette de se déboucher les oreilles. J'ai fini de parler d'elle.
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1 Erreur : Sabine Sicaud est née le 23 février 1913 [ Guy Rancourt]
2 Maurice Donnay, auteur dramatique français (1859-1945)
3 Alexander Pope, poète britannique (1688-1744)
4 Ovide, poète latin (43 av. J.-C. - 17 ap. J.-C.)